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  • Camille Gillon

Sur la voie d’une autonomie stratégique européenne ?

Dernière mise à jour : 28 mars 2023

Alors que les relations transatlantiques sont grandement fragilisées après le récent mandat de Donald Trump, et "tandis que la pandémie de COVID-19 a remis en question le traditionnel ordre mondial, l’Union européenne se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins, en pleine remise en question sur le cœur même de son identité. Comment peut-elle s’affirmer à l’international en tant que puissance géopolitique et diplomatique ? Obtenir une autonomie stratégique européenne semble aujourd’hui être la solution la plus plébiscitée pour atteindre cet objectif, mais est-ce faisable, et comment ?"



« L’autonomie stratégique européenne est l’objectif de notre génération », affirmait le 28 septembre 2020 Charles Michel, président du Conseil européen, lors d’un discours devant l’institut Bruegel. Remis sur la table à la suite du mandat de Donald Trump, du Brexit et de la crise sanitaire du COVID-19, ce concept n’est pourtant pas nouveau ; il était déjà mentionné de manière explicite dans la Stratégie globale pour la politique étrangère de l’UE adoptée le 28 juin 2016 par les dirigeants des États-membres. Mais alors que le mandat de Donald Trump, marquant un tournant dans les relations transatlantiques, touche à sa fin, l’heure a sonné pour l’Union européenne de redéfinir ce qu’elle envisage d’être à l’avenir, dans ses relations avec ses partenaires comme dans le cœur même de son projet. Il semblerait que la tendance de ces dernières années d’aller plus loin que la simple union monétaire pour aboutir à une union politique, voire géopolitique, soit en train de se confirmer, via le renforcement du projet d’Europe de la défense et l’utilisation d’une future feuille de route, pour l’heure confidentielle, la « boussole stratégique ». Mais peut-on réellement considérer que l’Europe est sur la voie d’une autonomie stratégique ? Est-ce un objectif atteignable ?



Un désengagement américain progressif en Europe et un hard power nécessaire


Déjà du temps de l’administration Obama, les États-Unis ont amorcé ce qui a été qualifié de pivot vers l’Asie, annonciateur d’un désintérêt américain pour le vieux continent. Cependant, cela n’avait pas suffi à éveiller les consciences et à pousser les Européens à se prendre en main. Il aura ainsi fallu un électrochoc tel que le mandat de Donald Trump, vécu comme une suite de désillusions et de déceptions en Europe, pour que ce réveil arrive finalement. Le partenaire américain, jusqu’ici rassurant vecteur de sécurité, a soudain changé de visage, devenant méprisant, cherchant à couper les ponts, allant de provocations en provocations. Cela s’est particulièrement illustré avec le retrait américain des accords de Paris, et les attaques répétées de Donald Trump à l’encontre de la chancelière allemande Angela Merkel tout en faisant montre de respect à l’égard de régimes illibéraux tels que la Hongrie. Ce mandat, révélant la profonde crise du multilatéralisme, a également été l’élément capital qui a permis aux Européens de prendre conscience d’une vérité qu’ils s’étaient trop longtemps caché à eux-mêmes : le partenaire américain a ses failles, le partenaire américain peut être instable et surtout, il peut ne pas toujours être là. Cette prise de conscience, douloureuse après ce pénible mandat, fut aussi nécessaire afin de poser la première pierre du projet ambitieux d’autonomie stratégique européenne, d’où l’accélération des prises de parole à ce sujet ces derniers mois.


De quoi parle t ’on lorsque l’on parle d’autonomie stratégique ? Il ne s’agit pas d’indépendance, comme s’est attaché à le souligner Josep Borrell, haut-représentant pour la diplomatie européenne. Il ne s’agit pas non plus d’isolationnisme ou de protectionnisme. L’Europe veut maintenir ses liens commerciaux et diplomatiques à l’avenir, voire les renforcer, notamment avec l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), avec lequel de multiples projets sont en cours de développement. Mais elle veut aussi peser, devenir un acteur véritablement majeur et décisif cette fois sans l’apport des États-Unis derrière. L’autonomie stratégique européenne, c’est pouvoir compter sur ses propres ressources, faire rayonner ses valeurs, et pouvoir défendre ses propres intérêts. En ce sens, l’autonomie stratégique voulant être atteinte ici par les différents dirigeants européens n’est pas uniquement militaire (même si cela reste l’objectif principal), elle est aussi commerciale voire même sanitaire, la crise du COVID-19 ayant mis en évidence la nécessité urgente de relocaliser en Europe les productions de produits sanitaires tels que les médicaments ou les masques. Cette autonomie se structure donc autour de trois axes : la défense, l’économie (notamment la promotion du marché intérieur pour éviter de dépendre économiquement d’autres acteurs), et enfin la cybersécurité pour défendre les démocraties européennes de toute forme d’ingérence étrangère. Il s’agirait ainsi de conserver des relations multilatérales et le traditionnel partenariat avec l’OTAN, mais de renforcer les outils de hard power, afin que l’Europe devienne un acteur capable de défendre ses intérêts sur la scène internationale, gagnant en crédibilité.



Unis dans la diversité, un mythe plus qu’une réalité et un frein pour une défense commune


Dans l’affirmation d’une Europe de la défense, forte et autonome, plusieurs outils ont été mis en place, parmi lesquels on peut en retenir trois principaux : la Coopération Structurée Permanente (CSP) initiée en 2017, le processus annuel de revue des capacités de défense (nommé processus CARD) en 2018 et enfin le Fond Européen de Défense (FED). Le budget 2021-2027 de la défense a quant à lui été voté et permettra de financer à hauteur de sept milliards d’euros le développement du domaine de la défense, un investissement considérable. Cela permettra ainsi de financer le développement de plusieurs projets de pointe : les drones (avec notamment le développement de l’Eurodrone, coopération entre l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne devant être terminé pour 2025), les technologies spatiales (au travers des satellites), l’armement terrestre (on peut citer le développement du missile à moyenne portée BLOS ainsi que les préparatifs pour un futur char européen) et le cyberespace (technologies de surveillance et détection des menaces cyber, réseau crypté militaire). Il s’agit vraiment de promouvoir et encourager le développement de matériel dernier cri et made in Europe, afin d’apparaître comme un acteur prenant sa défense au sérieux, investissant dans ce secteur et en donnant à ce dernier une plus grande place. L’idée de recréer une alliance militaire telle que l’OTAN n’est pas à l’ordre du jour car pour l’heure non-pertinente : le but est avant tout de faire émerger une authentique « puissance européenne » pouvant devenir un acteur géopolitique de taille.


Si dans les faits, l’Europe semble gagner en autonomie, il reste un obstacle majeur qui risque de compliquer considérablement la tâche : les cultures stratégiques en Europe sont toutes différentes, et ce projet d’autonomie stratégique est loin de créer un consensus. De plus, beaucoup sont convaincus que l’élection de Joe Biden va remettre les compteurs à zéro et que les relations transatlantiques vont redevenir stables, ce qui risque d’inciter les Européens à renoncer à cette autonomie stratégique, mais pour l’heure, il est trop tôt pour pouvoir réellement faire des pronostics, la seule probabilité étant que les relations vont être durablement brouillées. Certains pays comme la Pologne désirent fortement rester sous le parapluie de l’OTAN, ne croyant pas en une Europe capable de se défendre seule. D’autre à l’inverse considèrent qu’il est plus que temps de pouvoir compter avant tout sur soi-même : il s’agit des deux principales lignes de clivage à ce jour. Même en Allemagne, pourtant première partisane avec la France de ce projet d’autonomie stratégique, la question divise. Ainsi, Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre allemande de la défense, a publié un article dans Politico le 2 novembre 2020, intitulé « L’Europe a encore besoin de l’Amérique », dans lequel elle qualifie l’autonomie stratégique européenne d’illusion, ce qui a provoqué de fortes réactions des dirigeants européens, notamment du président de la République française Emmanuel Macron qui a qualifié ces propos de « contre-sens de l’Histoire ».


Même si au fil des années les divergences se sont réduites et que l’intégration s’est améliorée, il reste encore du chemin à faire. Pour pouvoir continuer sur la voie de l’autonomie stratégique à l’avenir, et s’offrir cette capacité à être un acteur majeur à l’international, il faudra surtout commencer par accorder ses violons, car sans consensus unanime, il y a peu de chance que l’autonomie stratégique ne soit en effet autre chose qu’un objectif inatteignable.



Un monde en mouvement sur fond de tensions sino-américaines


Quel avenir peut-on donc entrevoir pour ce projet d’autonomie stratégique ? Est-il vraiment nécessaire ? Tout porte à croire que oui, du fait de l’instabilité et du désengagement américain en Europe, et surtout alors que les deux géants géopolitiques, la Chine et les États-Unis, sont en pleine guerre commerciale. À ce titre, Thierry Breton, commissaire européen, affirmait le 25 juin 2020 que « l’Europe ne peut pas devenir le champ de bataille des tensions sino-américaines » et qu’elle devait avant tout sécuriser ses propres intérêts, grâce au marché intérieur notamment. La question des futurs partenariats (l’un des quatre thèmes abordés par la « boussole stratégique »), se pose aussi, car il n’y a pas uniquement les États-Unis : comment répondre en faisant front commun à la montée en puissance de la Chine, surtout étant donné l’ambivalence des relations des États-membres avec cette dernière ?


Il s’agira d’un défi central à l’avenir. En effet, l’acquisition de cette autonomie doit passer par une affirmation et une reconnaissance de la force du marché européen à l’international, ainsi que par une coopération renforcée entre États-membres, certes, mais aussi et surtout par une coopération avec des partenaires fiables et solides à l’extérieur. Faudrait-il se tourner vers la Russie ? Les relations avec cette dernière ont souvent été compliquées, sur fond de divergences d’ordre politique et sécuritaire. De plus, la Russie a toujours vu d’un mauvais œil le rapprochement européen de ses frontières via l’adhésion des anciens satellites soviétiques à l’Union européenne, comme en témoigne la crise en Ukraine. Pourtant, l’Union européenne comme la Russie auraient beaucoup à gagner d’un partenariat renforcé, sachant que les deux ont déjà l’avantage de partager une aire géographique proche et une histoire commune. Là où l’Union européenne progresserait plus rapidement sur la mise en place d’une politique extérieure solide et effective, notamment en matière de sécurité, poursuivant son projet d’union politique et de défense, la Russie assurerait plus facilement son développement économique, et pourrait renforcer son influence dans les Balkans via l’Union européenne. Un rapprochement est donc envisageable, même si pour se faire, il faudra que chacun arrive à mettre de côté ses différents et ses exigences dans l’intérêt commun. Quid de l’Inde ? Cette puissance émergente serait sans équivoque un atout précieux pour contrer l’influence chinoise dans la zone Pacifique comme à l’international. L’Union européenne comme l’Inde ont saisi l’intérêt mutuel qu’ils pourraient avoir dans le renforcement dans leurs relations, et l’ont déjà mis en œuvre, notamment au niveau commercial, l’Union européenne étant le premier investisseur et partenaire commercial de l’Inde. Ainsi, à la suite d’une réunion ayant eu lieu en juillet 2020 entre Narendra Modi, Premier ministre de l’Inde et Ursula von der Leyen et Charles Michel, présidents des institutions européennes, ce dernier a déclaré que « la réunion a clairement montré que l'Union européenne et l'Inde souhaitent toutes deux renforcer leurs relations stratégiques pour l'avenir ».


Le monde d’aujourd’hui est en mouvement, trouble, comprenant de nouveaux acteurs et de nouvelles menaces n’ayant pas toutes été entièrement appréhendées. Il s’agit d’un défi, mais aussi d’une opportunité pour l’Europe de briller et faire valoir sa place en tant qu’acteur majeur sur la scène internationale à l’avenir. Cette dernière est à un moment clé de son histoire, et les décisions qui seront prise maintenant seront déterminante pour son avenir. Elle prend conscience que l’heure est venue de laisser derrière soi le soft power teinté d’une certaine naïveté dont elle avait jusqu’ici fait preuve, pour un smart power offrant une part croissante au domaine militaire. Grâce à ce changement de paradigme, et en suivant la voie d’une autonomie stratégique, elle pourra défendre ses intérêts à l’international, s’émancipant au passage des géants américains et chinois.



Sources :


· Pourquoi l'Europe doit-elle être stratégiquement autonome ? par Josep Borrell : https://www.ifri.org/fr/publications/editoriaux-de-lifri/leurope-etre-strategiquement-autonome

· L’Union européenne en quête d’autonomie stratégique par Sébastien Schneegans : https://rush-media.fr/lunion-europeenne-en-quete-dautonomie-strategique/

· L’Union européenne enfin prête pour une autonomie stratégique européenne ? :https://www.iris-france.org/151659-lunion-europeenne-enfin-prete-pour-une-autonomie-strategique-europeenne/

· Europe still needs America par Annegret Kramp-Karrenbauer : https://www.politico.eu/article/europe-still-needs-america/

· Les relations UE-Russie : Moscou pose ses conditions : https://institutdelors.eu/wp-content/uploads/2020/08/policypaper20-fr.pdf

· Commerce : l’Union européenne et l’Inde se rapprochent, face à la Chine : https://www.capital.fr/entreprises-marches/commerce-lunion-europeenne-et-linde-se-rapprochent-face-a-la-chine-1375486

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