Centre de formation des tortionnaires d’Amérique latine au cœur de la guerre froide
Il existe des noms évocateurs, de ceux qui ont marqué l’Histoire, mais qui restent pourtant largement inconnus du grand public. Nous pourrions citer en exemple Lavrenti Beria, fidèle collaborateur de Joseph Staline et maître absolu de l’appareil répressif soviétique durant la première moitié du XXème siècle. Beria, âme damnée du « Vojd », sera le chef incontesté des organes de sécurité de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) entre 1938 et 1953. Il organisera à ce titre les vastes déportations dans ce qui sera nommé par Soljenitsyne en 1973 « l’archipel du Goulag », causant de ce fait la mort de millions d’individus.
Nous pourrions aussi citer Robert McNamara, secrétaire d’État américain à la défense sous les présidences de deux chefs d’Etats démocrates, John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson. À ce titre, McNamara fut l’architecte de l’intensification de la présence américaine au Vietnam, afin de soutenir le régime du Sud Vietnam du président Diem. Un accroissement des moyens déployés sur ce théâtre d’opération asiatique qui se traduira par une intense campagne de bombardement et par le déploiement des GI’s américains dans l’enfer de la jungle vietnamienne, ceci durant une guerre meurtrière de plus d’une décennie.
Si ces deux noms ont marqué l’Histoire du XXème siècle, et notamment l’époque de la guerre froide, c’est parce qu’ils ont, par leurs actes, fondamentalement modifié le cours des évènements tels que nous les connaissons. Lumière ne fut faite sur leur implication dans des décisions politiques et stratégiques de premier ordre que des décennies plus tard. Un pan de l’Histoire que nous allons explorer dans ce présent article, en s’attachant à l’étude d’une institution de la guerre froide au nom évocateur : l’Ecole militaire des Amériques[1].
[1]. En anglais School of Americas, abrégé SOA
Si cette institution, plus communément appelée École des Amériques dans la langue de Molière ne vous évoque rien, ou du moins, pas grand-chose, il s’agit d’un constat normal. L’existence de ce centre de formation, créé par les États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, était jusqu’à présent nimbée de mystère. En effet, les autorités compétentes sur les questions de défense nord-américaines ont pris soin, jusqu’à nos jours, d’entretenir savamment autour de l’activité de cette école un climat d’opacité. Basée de 1946 à septembre 1984 dans la zone américaine du canal de Panama, l’École fut ensuite transférée, à partir de décembre 1984, et ce, jusqu’à aujourd’hui, dans l’enceinte de la base militaire américaine de Fort Benning, dans l’État de Géorgie.
L’École des Amériques avait alors pour principal objectif de renforcer la coopération internationale entre les États-Unis et plusieurs États d’Amérique latine sur les questions régaliennes, et notamment sur les sujets relatifs à la sécurité et au maintien de l’ordre. Mus par le désir d’entretenir des liens diplomatiques solides avec des États sud-américains, les États-Unis ont souhaité, par la création de ce centre d’apprentissage à destination des officiers des armées d’Amérique latine, pérenniser un système d’alliances militaires connu sous le nom d’Inter-American Military System.
Ce système d’alliance interétatique s’est révélé au cours de son existence assez vaste. Il comprenait en son sein divers segments, allant de l’aide à l’achat de matériels militaires américains à l’envoi d’attachés militaires dans différents États. Il concernait également la formation théorique des officiers desdits États, segment qui nous intéresse spécifiquement. Une coopération militaire d’envergure qui permit aux États-Unis, dans un premier temps, de standardiser les armées sud-américaines, afin de les rendre réceptives à la vente d’armement de la part du complexe militaro-industriel américain.
Une coopération qui habilita progressivement les États-Unis, dans un second temps, à véhiculer auprès des futurs cadres des armées et des forces de sécurité d’Amérique latine un certain nombre de valeurs, et notamment la nécessité de protéger les intérêts américains dans la sphère sud-américaine. Une nécessité à laquelle les États-Unis accordèrent une priorité croissante, avant que le triomphe de la guérilla Castriste à Cuba en 1959 et la crainte d’un domino communiste dans les États d’Amérique du Sud ne fassent passer le programme de formation de l’École des Amériques à la vitesse supérieure.
La crainte de voir se multiplier des régimes communistes dans la sphère d’influence des États-Unis, sanctuarisée par la doctrine Monroe à partir du XIXème siècle, poussa les hauts-gradés du Pentagone à faire évoluer de manière drastique la base de l’enseignement dispensé au sein de l’École des Amériques. La coopération militaire ne pouvait plus être la seule raison d’être de cette institution, au moment où la crainte du communisme, alimentée par la révolution cubaine, fut renforcée par l’élection du candidat socialiste Salvador Allende au Chili en 1970. Au volet technique de la coopération militaire, basé sur l’entraînement des officiers à la prise de décision en situation de conflit armé et/ou de trouble à l’ordre public, s’ajouta un volet plus idéologique, fondé sur la réponse sécuritaire à apporter au péril communiste.
Un volet sécuritaire centré sur l’apprentissage par les officiers sud-américains des techniques de contre-insurrection, d’étouffement armé des guérillas et de mise en œuvre « d’interrogatoires renforcés » (euphémisme pour désigner la torture). Cet ensemble d’enseignement était ainsi conçu pour répondre à la doctrine du « Foco », imaginée par le révolutionnaire cubain Che Guevara et visant à s’appuyer sur la colère et le désespoir des masses populaires dans une situation sociale et économique critique pour faire émerger des révolutions à dominante communiste dans les États pauvres d’Amérique latine.
Cette stratégie devait pousser les États-Unis à s’impliquer puis s’enliser dans des conflits dans leur aire d’influence, répétant ainsi un phénomène délétère pour les forces armées américaines. Ces dernières, ayant déjà expérimenté ce type de conflits asymétriques au Vietnam notamment, avaient alors eu à encaisser de lourdes pertes humaines face à des combattants Viêt-Cong pourtant moins bien armés et technologiquement moins avancés. Pour contrer cette stratégie du « Foco », semblable en certains points à la doctrine de la « Guerre Populaire » développée à partir des années 1930 par l’idéologie maoïste, les militaires américains transmirent à leurs homologues sud-américains les techniques précédemment décrites de guerres contre-révolutionnaires, baptisées stratégies « anti-Foco ».
Pour cela, les officiers du Pentagone s’appuyèrent principalement sur l’ensemble des données qu’ils avaient pu récolter durant la guerre du Vietnam, y compris celles concernant les méthodes de guerre psychologique, utilisées notamment par les forces nord-vietnamiennes lors de l’offensive du Têt en 1968. Ils purent aussi compter sur les riches enseignements que leurs transmirent les officiers français ayant participé à la guerre d’Algérie, parmi lesquels notamment le général Paul Aussaresses et le lieutenant-colonel David Galula.
Ces deux officiers furent, après la dernière guerre de décolonisation française, reçus aux États-Unis où ils purent enseigner à leurs homologues américains ce qu’ils avaient retenu de l’efficacité des techniques de contre-insurrection, utilisées notamment durant la bataille d’Alger en 1957. Le général Aussaresses enseigna ainsi les techniques de guerre asymétrique à partir de 1962 à Fort Bragg, quartier général des forces spéciales américaines, et à… Fort Benning, où, près de vingt ans plus tard, des officiers sud-américains qui deviendront par la suite des tortionnaires recevront les mêmes enseignements.
En effet, il s'agit ici du principal grief fait à l'École des Amériques : celui d'avoir formé et éduqué à l'art de la terreur et de la plus sévère des répressions politiques des générations entières d'officiers d'Amérique latine. Une fois de retour dans leurs pays respectifs, certains de ces officiers saisiront l'opportunité, sous couvert de lutte contre le communisme et avec le soutien tacite des États-Unis, d'instaurer de violents régimes autoritaires, réduisant de fait à portion congrue les libertés fondamentales et multipliant à foison les atteintes aux droits de l'homme.
L’Opération Condor, menée conjointement par les régimes dictatoriaux d’Amérique Latine, notamment ceux d’Argentine et du Chili, et par les États-Unis, durant les années 1970, fut à ce titre l’exemple le plus viable de l’application des techniques de contre-insurrection envers des mouvements se réclamant du socialisme et du communisme. Théorisé par le concept de « doctrine de la sécurité nationale », qui devait légitimer la traque et l’élimination de « l’ennemi intérieur », l’opération Condor fut l’opportunité pour les régimes dictatoriaux d’Amérique latine soutenus par la puissance nord-américaine d’exercer contre les populations réceptives aux idées socialistes une véritable terreur institutionnalisée. Cette dernière était alors principalement articulée autour de méthodes longuement expérimentées auparavant, notamment l’enlèvement, les actes de tortures et la disparition définitive des individus « potentiellement dissidents ».
Les actes de torture et les assassinats qui en résultèrent à l’encontre d’opposants politiques aux régimes policiers sud-américains furent des legs directs des « manuels de contre-insurrection ». Ces derniers furent considérés comme les principaux instruments d’apprentissage nécessaires à l’assimilation des violentes méthodes d’interrogatoire dans l’enceinte de l’École des Amériques. Des manuels explicites quant aux traitements réservés aux opposants politiques, et dont l’existence ne fut officiellement admise qu’en 1996. Des archives peu à peu déclassifiées nous permettent de comprendre que de nombreux officiers à la tête de dictatures militaires en Amérique du Sud durant la guerre froide reçurent un enseignement à l'École des Amériques.
Le général Noriega, homme fort du régime militaire au Panama entre 1983 et 1989, en recueilli les préceptes durant ses classes. Il en va de même pour l’amiral argentin Emilio Eduardo Massera, responsable selon la justice argentine de graves violations des droits de l’Homme, parmi lesquels des actes de torture, de séquestration et la disparition de près de trente mille opposants politiques entre 1976 et 1978. Le même schéma, d’officiers de l’armée ou des forces de sécurité ayant reçu une formation à l’École des Amériques avant de perpétrer de graves atteintes aux droits de l’Homme, se répéta ainsi dans près d’une dizaine d’États d’Amérique Latine, notamment au Chili pour des officiers proches du dictateur Pinochet, au Nicaragua dans le cadre de l’organisation « d’escadrons de la mort », ou encore au Guatemala dans l’implication de massacre envers des populations indigènes.
Il concerne un large panel d’individus, ayant tous pour dénominateurs communs d’être au cœur des régimes dictatoriaux d’Amérique latine. Ces mêmes individus témoignèrent d’une adhésion totale aux préceptes de la « Guerre Sale », une expression péjorative visant à désigner les sanglantes méthodes de répression utilisées par les services de sécurité à l’encontre des populations civiles sud-américaines entre les décennies 1960 et 1980.
La fin de la guerre froide sonna comme l’heure des comptes pour l’Ecole des Amériques. Une enquête diligentée par le Congrès des États-Unis en 1996 mettra en évidence le rôle de cette institution dans la longue litanie d’atteintes aux droits de l’Homme commises par des forces militaires, paramilitaires et policières des régimes dictatoriaux d’Amérique du Sud durant la seconde moitié du XXème siècle. L’École des Amériques, face à la gronde de l’opinion publique internationale, dû revoir la totalité de son enseignement, et soigneusement effacer de son histoire toute mention de manuels destiné à l’apprentissage de la torture. Aujourd’hui, l’établissement a été rebaptisé Institut de l'hémisphère occidental pour la Coopération en matière de sécurité [2] et a intégré à son cursus des formations au respect des droits de l’Homme et aux libertés fondamentales.
L’institution s’efforce également de faire acte de transparence sur l’intégralité des enseignements dispensés aux officiers sud-américains, environ un millier par an, qui viennent s’y former. Des évolutions qui peinent à effacer le fait que l’École des Amériques fut au cours de la guerre froide la principale pourvoyeuse de connaissances visant à réprimer des populations civiles en Amérique du Sud. A ce jour, aucune excuses n’ont été officiellement formulées par les pouvoirs publics nord-américains pour le rôle déterminant de l’École des Amériques dans l’instruction d’anciens élèves aux méthodes de torture et de coercition qui firent les heures sombres des États d’Amérique latine durant les cinq dernières décennies.
[2]. Western Hemisphere Institute for Security Cooperation, abrégé WHINSEC
Sources :
- https://www.lemonde.fr/archives/article/1996/09/25/lecons-de-torture-et-de-chantage-a-l-ecole-des-ameriques_3752124_1819218.html
- https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2008/01/04/fort-benning-une-ecole-americaine-ambigue_995976_3222.html
- https://www.acatfrance.fr/public/pages-de-rt2013-marjorie-cohn.pdf
- https://www.cairn.info/revue-strategique-2013-3-page-181.htm
- https://soaw.org/home
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